La dendrobate bleue
Un éloge amazonien
J’ouvre les yeux et découvre un monde merveilleux. Des arbres, tout autour de moi, des plantes, toutes plus vertes et vigoureuses les unes que les autres, des singes, tout en haut sur les branches. Ici, le monde humain n’existe pas, ici, le règne de la nature bat son plein. Je suis seul, extrêmement seul, au beau milieu d’une forêt amazonienne qui me semble interminable. Comment suis-je arrivé là ? Cela ne compte pas ! Je suis au commencement d’un nouveau voyage, d’une nouvelle vie.
En face de moi, le soleil transperce l’épais rideau de branchages et de feuilles, illuminant doucement mon visage blanc et mes cheveux blonds. Mes petits yeux bleus sont éblouis par cette lueur qui semble à la fois si fragile et éternelle. Alors, je détourne le regard de cet océan de lumière et observe attentivement les contrées plus sombres de ce vigoureux paysage. Mes pupilles se dilatent lentement, jusqu’à la mydriase. Je peux ainsi discerner chaque nuance de couleur, chaque détail de la faune et surtout de la flore qui m’entourent.
Au sol, de petites fourmis se fraient un chemin dans l’épais humus terreux, à la fois composé de feuilles et plantes mortes, mais aussi de déjections des habitants de là-haut. Ici-bas, cette ribambelle d’Atta cephalotes, des fourmis parasol que j’avais découvertes en divaguant dans le flot littéraire de Wilson, profitait de ces riches denrées pour alimenter leur grande famille, par le biais d’une organisation millimétrée. Les feuilles qu’elles transportent, encore verdâtres, sont systématiquement découpées dans un bruissement à peine perceptible, puis acheminées à la fourmilière non-loin de là pour nourrir leur champignon symbiotique. L’odeur qui se dégage du sol est forte, la décomposition m’embaume les narines, les excréments fraîchement tombés sont coupables de fumées putrides attirant les plus beaux spécimens de mouches et autres insectes scatophiles.
En relevant un peu les yeux, à cinquante centimètres au-dessus du sol, l’environnement est totalement différent, l’aspect foncé et grouillant du revêtement de la forêt laisse place au règne de la chlorophylle. Des fougères, partout autour de moi. Certaines, hautes, revêtent une robe longue de larges feuilles foncées, soigneusement découpées par la main de Dame nature. D’autres, plus basses, arborent une jupe courte, dentelée de fines feuilles poilues sur lesquelles les gouttes d’eau zigzaguent difficilement. Sur l’une d’entre-elles, se repose un scarabée bleu métallique de la taille de l’ongle de mon pouce. Sa carapace scintillante me surprend, m’étonne, m’interpelle. Comment se fait-il qu’un insecte aussi voyant survive dans une contrée aussi sauvage que la forêt vierge ? Je serais curieux de connaître sa compétence cachée qui lui permet d’échapper à de potentiels prédateurs.
En relevant toujours un peu plus la tête, à hauteur d’homme cette fois-ci, je suis face à ce même règne chlorophyllien, mais avec quelques notes de jaune, venant des rayons solaires, et de marron, celui des troncs. La forêt a l’air impénétrable. Mon regard tente vainement de s’y frayer un chemin, mais des lianes et branches aussi difformes qu’étonnantes lui barrent la route. Sur ma droite, à peine quelques mètres plus loin, trône un majestueux palmier dont les immenses feuilles vert foncé, encore refermées, laissent à peine s'écouler la rosée matinale. L’atmosphère est humide et encore un peu fraîche, mais l’odeur florale qui commence à me caresser les narines laisse entrevoir une journée radieuse. C’est d’ailleurs le constat que je fais en regardant vers le ciel, m’étonnant du chemin déjà parcouru par le soleil depuis mon arrivée. Ses rayons illuminent avec prudence la canopée, qui retient le temps d’une nuit entre ses branches un épais brouillard bientôt dissipé. Le temps est bon, le ciel est bleu, les plantes sont vigoureuses et les animaux, grands ou minuscules, grouillent des racines jusqu’aux cimes. Néanmoins, un petit amphibien manque à l’appel, la surprenante dendrobates azureus n’a toujours pas osé croiser mon regard de naturaliste en herbe. C’est pourtant elle que je viens chercher ici, la timide dendrobate, celle que tout apprenti biophile qui se respecte tente d’observer furtivement près d’un petit point d’eau, à l’ombre d’une fougère ou se reposant sur l’humide lit mousseux d’un tronc endormi. Celle qui fait battre mon cœur depuis des mois et jusqu’à aujourd’hui, celle dont je rêve la nuit, celle qui, de petite taille, devient difficile à observer quand le ciel s’obscurcit. Alors, commençant à sentir les rayons du soleil me réchauffer le cou et à entendre les tamarins s’exciter tout là-haut, je décide d’enjamber les petites fourmis et de partir de sitôt à la rencontre de la petite grenouille, dans les contrées les plus sauvages et reculées d’Amazonie.
Je traverse difficilement et sinueusement l’écosystème dont je venais à peine de faire la rencontre pour tenter de me rapprocher d’une mare ou d’une rivière. Chacun de mes pas fait craquer en rythme les feuilles en décomposition du plancher encore vierge de la forêt humide. Je me meus avec précaution, prêtant attention au proche environnement de mes pieds, potentiellement trop près d’espèces aussi mystérieuses que venimeuses. Alors que je commençais à prendre de l’assurance, sifflotant et regardant en l’air, ma main frôle une touffe de poils urticants. Habitué aux fougères, j’allais continuer vaillamment mon chemin quand cette touffe décide de ne plus lâcher ma main. Surpris, je regarde instinctivement l’extrémité de mon bras, dans un grand mouvement circulaire, au contact de ce corps étranger. Et quelle fut ma stupéfaction en voyant, navigant entre mes doigts, une monstrueuse araignée Goliath. D’abord pris de panique, je me tranquillise en voyant cette mygale arpenter pacifiquement ma peau si fragile. Le regard fixe, je l’observe. Sa taille est impressionnante, plus grande que ma main. Sa couleur châtain la rend presque invisible sur le sol ou les troncs. Bien qu’imposante, elle se déplace sur mon bras avec grande finesse et dans un silence surprenant. Ses poils me chatouillent, chacune de ses huit grandes pattes se meut avec agilité et coordination. On la croirait presque inoffensive. Pourtant, ses deux gros crochets de part et d’autre de sa bouche trahissent la redoutable chasseuse qu’elle est, ses huit yeux scrutant les environs pour réagir à quelconque mouvement. Alors, sentant mon avant-bras vulnérable à ses armes de poing, je décide de la reposer délicatement sur un tronc d’arbre et de m’en éloigner rapidement. Cette rencontre est rarissime, les mygales de Leblond sont habituellement confondues dans le paysage ou cachées dans le creux d’un arbre. Je mesure donc ma chance, tout en tenant compte du risque encouru. Espérons que ce singulier tête-à-tête soit de bonne augure la suite.
Ayant appris de ma naïveté passée, je reste constamment sur mes gardes, à l’affût. C’est alors que j’aperçois, à cinquante mètres de moi sur le chemin, un tapir du Brésil en train de grignoter les fruits d’un géant noyer. Cet animal, d’un mètre au garrot, est le plus grand et gros que j’ai vu depuis mon arrivée ici. Son museau recourbé et ses grosses dents plates trahissent son pacifisme : c’est un herbivore. Il ne m’a pas encore repéré, mais ses grandes oreilles pourraient me localiser au moindre faux pas. Je décide donc de m’accroupir et de rester immobile afin d’admirer pleinement ce spectacle. Cette scène n’a rien d’habituel. Les noyers du Brésil sont des géants de la forêt tropicale humide, celui-ci mesure près de cinquante mètres. Ses fruits ne ressemblent pas aux noix qu’on connaît en Europe, mais elles sont amassées dans une grosse et robuste bogue quasiment impénétrable pour un tapir. Alors, opportuniste, ce spécimen attend que les bogues tombent et se fracassent sur un revêtement dur pour lui ouvrir le chemin au met exquis. Par chance, une d’elles chute de la canopée et vient s’écraser sur une pierre en contre-bas, s’ouvrant en deux et roulant sur un tapis de feuilles mortes. Le gros tapir ne se fait donc pas prier et saisit l’occasion, qui ne se reproduira sûrement pas de sitôt. Tentant alors de m’approcher minutieusement du mammifère, une branche au sol, craquant sous mon pied droit, me trahit et l’animal, apeuré, s’enfonce rapidement dans la forêt comme s’il n’avait jamais existé, ayant à peine touché aux noix. Déçu pour moi et surtout pour lui, je reprends tout de même mon chemin vers la petite grenouille.
J’arrive après une heure de marche sur la berge d’une petite rivière. Les alentours sont calmes, le soleil brillant, l’endroit rêvé ! J’ausculte chaque petite parcelle de berge, chaque petit recoin, renfoncement, dans l’objectif de trouver l’amphibien. Je soulève les feuilles, écarte les herbes, déplace les branches, en vain : la dendrobates azureus manque toujours à l’appel. Pourtant, dans un dernier coup d’œil au fond de la rivière, j’aperçois un reflet bleu et brillant. Est-ce elle ? Je m’approche au plus près de l’eau pour vérifier mes hypothèses les plus folles, mais la masse hydrique joue le rôle de miroir et limite ma vision du fond. Je prends alors une petite branche pour aller chatouiller l’animal. J’enfonce précautionneusement le bâton dans l’eau jusqu’à toucher l’être. D’un coup d’un seul, l’eau se met à se mouvoir sur cinq mètres au moins, à gicler, à faire des remous énormes, j’en reçois même dans les yeux ! Instinctivement, je fais un bond en arrière, m’éloignant du bord. Ce que je pensais être ma dendrobate bleue était en fait la tête d’un gigantesque anaconda se reposant sur le lit de la rivière. Sa longueur est impressionnante, au même titre que sa circonférence. Dérangé, il retourne finalement se pavaner aux rayons du soleil quelques mètres plus loin dans le cours d’eau. Alors, afin d’éviter tout duel qui pourrait prendre une tournure dramatique pour moi, je décide de ne pas traverser la rivière en y trempant mes pieds, mais par les airs. Problème, les deux berges sont écartées de presque six mètres et il m’est donc impossible de passer de l’une à l’autre en sautant. Voyant un peu plus loin un petit tronc d’arbre en travers, j’opte pour cette solution aérienne aux issues incertaines. Je m’agrippe de toutes mes forces et rampe sur le tronc afin d’éviter la chute et une rencontre bien peu agréable. Arrivé au bout, je saute, dans un dernier élan et une ultime montée d’adrénaline, jusqu’à la terre ferme. J’atterris sur mon pied gauche, mais à moitié sur une souche dépassant du sol. Déséquilibré, mon pied se tord et ma cheville craque, m’étalant de tout mon long par terre tel un tronc d’arbre et écrasant toute une rangée de fougères. Tordu de douleur, je tente de diagnostiquer l’origine de mes maux : une entorse ou une fracture ? Je ne sais dire, mon os a l’air d’être bien en place, mais mon pied me lance et gonfle à vitesse grand V. Il va être compliqué de continuer à marcher, ne pouvant qu’à peine poser le pied. Le soleil commence justement à se coucher derrière l’épaisse couverture de verdure et d’arbres. Me rappelant, dans un élan de lucidité, d’un conseil de survie, je décide de me mettre à la recherche d’une petite plante aux vertus antidouleurs et hallucinogènes, la psychotria viridis, ou chacruna. La traque s’avère ardue avec l’obscurité qui s’installe dans la forêt et ma jambe gauche inutile. Malgré mes efforts, la plante reste introuvable, j’ai beau fouiller tous les recoins de la forêt alentours, aucune trace de la chacruna. Par chance, après quelques dizaines de minutes de tachycardie, un arbuste caché derrière un muscadier m’attire l’œil. Ses petits fruits de couleur rouge vif me rappellent ceux de ma fugitive, cela pourrait être elle. Ma cheville me brûle, mais je surpasse ma douleur pour marcher à cloche-pied jusqu’à ces baies. Après une brève analyse, c’est bien de la chacruna ! Soulagement ! J’en arrache donc quelques dizaines de feuilles pour les prochaines heures et en mâche quelques-unes sur place pour un effet rapide.
Néanmoins, la forêt vierge a continué à s’obscurcir au cours de ma recherche et celle-ci redevient peu à peu le règne des mystères. Je dois donc m’empresser de trouver un lieu sûr pour me reposer, avant de repartir à la trace de la dendrobate au lever du soleil, en espérant que ma cheville ira mieux d’ici-là. Je m’attelle donc à cette tâche, continuant de mastiquer des feuilles de chacruna pour atténuer mes maux. Petit à petit, mes pupilles se dilatent, la mydriase me permet de distinguer les nuances de mon entourage proche, mais tout me paraît mouvant, flou, sinueux. Petit à petit, la forêt, qui me paraissait avant hostile à bien des égards, me devient familière. Petit à petit, mes peurs et mes maux quittent mon être. Les fougères m’accueillent avec bonté près de leurs feuilles, me caressent la cheville et le corps pour me réconforter et atténuer mes douleurs. Les arbres me parlent, me font des blagues, me prennent dans leurs bras, rigolent avec moi. Les lianes dansent pour moi la samba. On se colle peau contre peau pour apprendre le tango. Ma douleur à la cheville s’en étant allée avec le soleil, tous mes sens sont maintenant en éveil. Je me sens gai, je me sens léger, je m’envole et survole la canopée, pour ensuite plonger sur un doux lit de fougères. Un grand ara multicolore me suggère à l’oreille de prendre avec lui un délicieux cocktail de fruits. Un tamarin-lion doré aussi agile que barré plonge dans la rivière depuis la haute branche d’un noyer et en ressort trempé, mais dans un éclat de rire. Ne pouvant repousser toutes ces images, bruits et odeurs qui émergent, je m’invente poète de la forêt vierge.
Floc dans rivière chaude
Toucan lâche du bec une baie
Sombre nuit humide
Ce même toucan m’appelle du haut de sa branche pour admirer l’étoilé ciel bleu pervenche. Je monte au tronc et écarte les feuillages pour m’installer sous son plumage. Un bruit de fond animal résonne comme une douce chanson aux oreilles de mon être infatigable. Puis, je saute du haut de la canopée pour venir me planter dans l’épais humus terreux dont je suis devenu amoureux. Je deviens arbre, grandis à vitesse bien peu banale, chante avec mes voisins une ballade, la ballade des arbres heureux. Je laisse monter sur mon tronc une colonie de fourmis, abrite dans un creux rétréci de petits oisillons. J’observe de haut la forêt vierge, regarde mes pieds avec vertige. Je deviens la forêt amazonienne tout entière et me déhanche en rythme avec les clairières et mes amis les ouistitis. Je chante jusqu’au bout de la nuit mes démons de minuit. Le temps n’a plus de jour, le temps n’a plus de nuit. Le temps accélère au ralenti et ralentit en accéléré. Je ne sais plus dans quel monde je suis. Ce qui est autour de moi devient à la fois flou et si présent, concret et si abstrait, loin et si proche. Où suis-je ? Dans la forêt ou dans ma tête ? Je m’élève au-dessus du sol et vers l’infini, vers l’obscurité la plus totale, vers la lumière la plus aveuglante, vers le vide, vers le tout. Je perds de vue ma forêt vierge, je revois encore la baie tomber du bec du toucan, le floc dans la rivière, les éclaboussures, la rivière s’écouler inlassablement, la Terre tourner infiniment, mon être s’éloigner éternellement. Puis d’un coup, je tombe jusqu’au sol, face contre terre, dans les feuilles. Écran noir.
Je me réveille finalement au lever du jour avec un mal de crâne démentiel, allongé au sol au pied d’un grand noyer, mes pieds chatouillés par les fougères et ma cheville douloureuse mais moins gonflée qu’hier. Je ne me souviens pas de ce qu’il s’est passé la nuit dernière, ni comment je suis arrivé là, ni dans quel état. Enfin, peu importe, je me lève avec précaution pour tester ma cheville gauche, mais j’ai l’impression de pouvoir aujourd’hui y prendre appui. Alors, sans perdre un instant, mais encore un peu désorienté, j’essaie de retrouver mes esprits et me lance à la poursuite de ma grenouille bleue. Mes yeux s’écarquillent peu à peu et ma lucidité revient avec mes sens en éveil. Ma peau se réchauffe et les feuilles craquent sous l’éclat des rayons solaires. Cette chaleur humide retrouvée limite mes capacités pulmonaires et laissent mes mains et mon visage moites, jusqu’à y faire couler des gouttelettes d’eau. L’odeur d’une nature embrumée et chaude est singulière à mes narines. La signature olfactive des plantes est décuplée par cette condensation emprisonnée par les feuillages. Cette effluve pétrichor, de terre humide, m’embaume le nez. Pris par ces conditions atmosphériques, je continue tout de même à avancer sur un chemin étroit, dans lequel il faut parfois se frayer un passage entre les grandes feuilles de palmiers, les lianes, ou toute autre flore interférant avec la suite de mon périple. Après quelques heures à se faufiler dans la verdure amazonienne, mon ouïe décèle un son qui m’était depuis ce matin inconnu : un bruit d’eau, comme si une grenouille avait sauté dans un vieil étang. Dans l’espoir que ceci ne soit pas seulement un haïku, mais surtout l’œuvre de ma mystérieuse dendrobate, j’accélère le rythme en direction du bruit. Soixante-dix mètres plus loin, derrière un mur de palmiers et de fougères, j’entrevois une petite mare. En m’approchant de plus près, j’ai l’occasion de découvrir un biotope d’une diversité accrue. Dans cette petite étendue d’eau, s’amoncellent insectes volants, moustiques, libellules, d’autres rampants sur les bords, mille-pattes, scarabées, petits ou grands vertébrés comme des salamandres, et diverses plantes aquatiques à l’instar de verdoyants nénuphars. Mais le plus important pour moi, c’est de constater que de petits amphibiens y ont également élu domicile. Au centre de la mare, entre deux feuilles de nénuphar, une tâche bleue et noire prend le soleil. D’à peu près cinq centimètres, cette tâche a finalement de gros yeux globuleux de part et d’autre de la tête, un dos assez plat et saillant, laissant apparaître sa charpente, et quatre pattes, dont deux grosses cuisses, avec quatre doigts comportant une ventouse à l’extrémité. Mon cœur palpite, mes pupilles s’écarquillent : pas de doute, ce petit amphibien est bel et bien ma rarissime et recherchée dendrobates azureus. Posée là silencieusement aux rayons du soleil, ses couleurs sont sublimes. Le bleu vif qui recouvre son corps attire l’œil, qui ne veut plus s’en détacher. Sur son abdomen, le bleu s’estompe un peu. À l’inverse, ce sont sur ses pattes et son dos que le bleu est le plus vif et foncé. Sur ce même dos, et jusque sur sa tête, d’esthétiques tâches noires, comme faites à l’encre de Chine, mouchettent sa peau et ce bleu, faisant du petit amphibien une véritable œuvre d’art.
Je l’aurais regardé des heures ma tendre et fragile dendrobate, posée là sur son nénuphar, prenant le soleil. Malheureusement, pour la deuxième fois de la journée, mon ouïe décelait à nouveau un bruit qui m’était inconnu, depuis le début de mon périple cette fois-ci. Ce son fort, à la fois sourd et strident, rythmé et répétitif, provenait de l’autre côté de la mare. Le soleil n’était pas encore au zénith, il devait à peine être dix heures. Intrigué par ce boucan bien peu naturel, je contourne la mare pour m’en approcher. Peu à peu, le bruit vient à moi et se couple d’une activation d’un autre de mes sens : ma vue. Regardant vers la canopée, je vois les arbres au loin se mouvoir, comme dans mon hallucination du dernier soir. Pourtant, ils n’ont pas l’air de s’amuser autant, ni de danser la samba, la musique est bien trop peu agréable et entraînante pour cela. Néanmoins, son et mouvement se coordonnent : le bruit strident commence et un arbre danse, puis il s’arrête et l’arbre disparaît, il recommence et c’est un autre qui se déhanche, le silence règne et il s’efface. Plus je m’approche, plus le volume sonore augmente, plus la terre et les arbres tremblent, plus mon cœur s’emballe. Passant la dernière barrière de verdure obstruant ma vision de l’origine du désagrément, je découvre avec stupéfaction que ce sont de monstrueuses machines oranges, affûtées comme des rasoirs sur le bout, qui volent à jamais mes partenaires de danse. Les arbres tombent un à un sur l’humus terreux que leurs branches sont censées ne jamais connaître ni arpenter. Ici, ni toucan, ni ara, ni tamarin, ni ouistiti, la douce musique des animaux a disparu au profit d’un dissonant fracas que ces êtres vivants fuient à tout prix.
J’ai beau faire de grands signes au conducteur de cette machine à cauchemars pour lui demander de s’arrêter, il reste impassible, reproduisant incessamment ce même geste destructeur, s’enfonçant chaque seconde un peu plus dans une forêt vierge qu’il viole. Manquant de me faire écraser par un arbre, je suis contraint de reculer, de le laisser avancer et couper un arbre que je m’imaginais être il y a encore quelques heures. La mare, quelques minutes avant protégée par un épais filtre chlorophyllien, devient de plus en plus vulnérable aux rayons du soleil. La machine avance, les arbres tombent, la forêt recule, mais ma dendrobate chérie reste immobile. La machine écrase tout sur son passage, même la fourmilière qui vivait encore paisiblement à mon arrivée sur les lieux. La machine arrive enfin aux ultimes arbres protégeant la mare, à seulement dix mètres de là. Je somme le chauffeur d’arrêter, mais il ne me voit pas. La machine mange, avale, dévore les arbres avec un sourire ravageur. Il ne reste maintenant plus qu’un seul rescapé et ses grandes branches verdoyantes devant la mare, je ne pourrai rien faire pour en empêcher la coupe. L'eau tremble encore des dernières secousses, mais ma dendrobate bleue est toujours là sur son nénuphar, profitant du soleil. La machine prend entre ses mandibules le gros tronc du noyer du Brésil, le serre de toutes ses forces, lui faisant pleurer ses bogues. Sa lame de rasoir destructrice entame dans un fracas indescriptible son écorce, puis son bois, jusqu’à l’autre côté. L’arbre est égorgé sur place en quelques secondes. Son long corps sans vie tombe, projeté au sol par la machine diabolique. Quand je m’aperçois qu’il va tomber sur la mare, le temps ralentit. Je le vois progressivement perdre l’équilibre, se rapprocher de la petite étendue d’eau et de ma grenouille encore et toujours impassible. Il est prêt à chuter sur les nénuphars et le fragile être bleu qui semble tétanisé. Je m’apprête à crier pour la faire plonger mais il est trop tard. Alors je ferme mes paupières sur mes yeux humides et serre les dents, ma tête remplie de désespoir, mes cils remplis de larmes. D’un coup, une douleur intense me frappe la tête. Écran noir.
« Et donc voilà d’où vient cette fameuse bosse que j’ai sur le crâne depuis 2020, c’était il y a 50 ans déjà ! Mais malgré la mésaventure un peu douloureuse, j’en garde un bon souvenir de ce périple amazonien. La forêt était pullulante d’animaux et l’air était frais. Il faisait bon vivre. La belle vie !
Mais Papy…
Oui mon chéri ?
C’est quoi un animal ?
Ah ! Tu apprendras cela en cours d’histoire ! »
Quentin DEHAY.
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